Le Loup
“L’homme
est un loup pour l’homme”... dit-on !
Est-ce
vraiment comme cela qu’il faut voir la vie ? Et si l’animal (ici le loup) se
montrait plus raisonnable et plus honnête que le comportement humain ? Certes
le loup (animal) est dangereux mais il n’est pas méchant.
C’est
en marchant dans la forêt de Brocéliande que ces idées se sont mises à flotter
en moi. La légende dit que c’est en l’an 1873 que le dernier loup fut tué en
Brocéliande... Non... Ce n’est pas possible ! Les loups existent, je les vois
tous les jours à la télé, je les entends quotidiennement aux infos... Non, ils
vivent encore. Différemment, c’est tout...
Mais
en me penchant davantage sur le problème, j’ai du me rendre à l’évidence.
L’homme est égocentrique, il se dédouane toujours de ses propres défauts, il
rejette sur l’autre sa propre perfidie. Et si la nouvelle qui suit existe,
c’est que maintenant j’en suis sûr : ce n’est pas à l’homme d’avoir peur du
loup mais plutôt l’inverse. Aussi ce n’est pas l’homme qui est un loup pour
l’homme mais bien l’homme qui est un homme pour le loup...
JM Dérouen. Meslan, le 1er Juin
2003.
Il avait beaucoup marché cet
après-midi là. Beaucoup avancé dans son absence. Il avait égaré son amour au
matin comme une branche voit s’envoler sa dernière feuille d’automne. Elle s’en
était allée... au gré d’un vent qui lui était trop connu. Il marchait sur
l’herbe tendre de ce printemps, vidant d’un hochement de tête tout ce qui
inlassablement remontait en lui. Il n’y avait plus que la chaleur des muscles,
que des mouvements cadencés et une main crispée sur un bâton qui s’enfonçait fort dans
une terre meuble. Le soleil disparut derrière les plus hauts arbres de la forêt
de Brocéliande et le froid s’intensifia. Arrêtant sa marche au bord d’un étang,
il s’assit sur un tronc brisé par la tempête et jeta un regard vide sur la
surface blafarde. Les chênes s’obscurcirent. Il alluma sa pipe, remonta le col
de sa veste puis ferma les yeux. Il oublia le temps.
Engoncé dans son silence, il
perçut un souffle. Un souffle qui n’était pas le sien, mais si proche. Un
souffle animal, sauvage et cependant humain.
La présence se fit si vive qu’il
en tressaillit et ouvrit les yeux. Devant lui, à deux pas, un loup gigantesque
était campé dans une posture identique à la sienne. Leurs respirations
s’harmonisaient, les poitrines se gonflant et évacuant l’air dans un même
fragment de temps. Il modifia sa respiration, tourna la tête à droite, à
gauche... L’animal en fit autant. Puis leurs regards se croisèrent et l’homme
eut soudain envie de hurler à la lune, sans retenue aucune.
Il prit une grande inspiration
lorsque le loup l’interpella :
“-Chut ! Ne nous fais pas
repérer...”
La voix de l’animal, sortie de
cette gueule lourde et menaçante, avait pourtant sonné claire... L’homme bloqua
sa respiration. Le loup toussa.
“-Respire bon sang... hurla le
loup, je manque d’air !
-Que veux-tu ?
-Oh rien... Ou si peu... En
fait, je suis venu te voir car cela fait un bon moment que je te suis à pas
feutrés, de taillis en taillis. Je t’ai observé et il y a longtemps que je
cherche un individu comme toi... Mais il n’en passe jamais par ici, jamais...
Et ce soir tu es là... Enfin ! Et je sais que j’ai besoin de toi comme toi tu
as besoin de moi...”
L’homme, calme, pensa que le
loup se trompait, qu’il devait faire erreur. Il se sentait beaucoup trop vide
pour qu’on ait besoin de lui. Il n’avait au fond rien à dire, à personne,
encore moins à un loup.
“-Je suis fatigué comme le bois mort sur lequel je suis assis, tu sais ! Que peux-tu attendre de moi ? Que peux-tu attendre d’un homme qui n’espère plus rien, pas plus des autres que de lui-même ? Ton instinct t’a trompé, tu fais fausse route...
-Hé ! Hé ! Justement... Tu sais
que tu m’intéresses de plus en plus ?
-Tu perds ton temps.
-Pas du tout ! C’est parce que
tu es... Euh... Vide, oui c’est cela vide, que je suis sorti de ma tanière. Je
ne me passionne que pour les gens vides, tu ne peux pas comprendre, mais c’est
vrai ! Un homme vide, c’est en quelque sorte un homme sans âme. Je cherche cela
!
-Tu fais erreur,
j’ai une âme...
Mais elle est...
-Éteinte ?
-Oui...
C’est peut-être cela...
Éteinte...
-Épatant !
Qu’aurai-je à faire d’une âme
morte ? C’est d’une âme éteinte dont j’ai besoin...”
Le loup se leva, flaira quelque
animal nocturne qui courait dans le chemin puis s’approcha encore de l’homme.
“-Cela fait plus de deux siècles
que je t’attends... Oui ! Deux cents ans de solitude dans une forêt qui
s’évanouit de jour en jour... Incroyable n’est-ce pas ? Sans louve depuis plus
d’un siècle. Sans compagnon pour faire les quatre cents coups. Seul le jour,
seul la nuit, seul au réveil, seul à midi, seul le soir lorsqu’il faut
s’endormir. Seul avec ma faim et mon sommeil qui ne vient pas. Seul à entendre
aux printemps la nature entière qui s’accouple... ça grouille de partout ! Cela
rime à quoi ? Hein ? Je veux vivre moi, vivre, tout simplement ! Retrouver le
monde des hommes comme je l’ai connu autrefois... Aimer, jouer, partager,
créer... Tu peux comprendre cela au moins ?
-Non... Je ne crois plus pouvoir.
Tu m’aurais dit cela lorsque j’avais vingt ans, peut-être... Mais aujourd’hui
cela m’échappe vois-tu.
Aimer est impossible et
tellement compliqué ! Aimer c’est attendre et je ne sais plus attendre ou bien
j’ai passé l’âge... Peu importe en fait ! Partager, jouer, vivre ! Tout n’est
qu’illusion. C’est la vie qui vous partage et qui se joue de vous et vous n’y
pouvez rien. Reste la création... Peut-être, mais je n’en ai plus la force...
Ni la conviction profonde que cela puisse malgré tout servir à quelque chose...
Que portes-tu espoir en ces mots-là ? As-tu tout oublié ou n’as-tu gardé de ton
passé que des souvenirs erronés ? Essaie donc un peu de te remémorer !
Rappelle-toi ce que tu as pu vivre bon sang... Cela ne devait pas être
terrible, pas plus que maintenant ! Pourquoi voudrais-tu que les choses aient
changées ?
-Parfaiiiiit ! Splendiiiiide !
Tu es exactement l’homme qu’il
me faut... Continue !
-On n’a jamais besoin de qui que
ce soit ! Là aussi c’est une illusion ! Passe ton chemin, je t’en prie !
-Jamais si près du but ! Au
contraire l’homme ! Je vais te proposer un marché qui nous comblera d’aise moi
et toi, d’accord ?
-Laisse-moi tranquille...
-Pas maintenant... Écoute... Je
ne vais te demander qu’une chose... Qu’une seule chose... Qu’une toute petite
chose... Toute simple et toute bête : prête-moi ton corps...
-Prête-moi ton corps...
-Tu déraisonnes !
-Pas du tout ! Écoute-moi bien !
Je te propose un échange pour une semaine ? J’entre dans ton corps et toi dans
le mien. Je vis ta vie et toi ma solitude et dans une semaine on se retrouve,
on fait le point en quelque sorte et on décide de la suite ! C’est simple non ?
-Tu veux dire que je serais toujours le même individu mais transposé dans ce corps de loup ?
-Exactement ! Tu seras toi, seul
dans cette forêt que tu aimes, heureux et serein de cette vie solitaire loin du
monde qui te pèse et moi je retrouverai tout ce que j’ai perdu, tout ce que
j’ai aimé dans la vie... Les femmes, les feeeemmes, les feeeeemmes... Oooooooh
!
Alors ? Qu’est-ce que tu en dis
?”
Les yeux du loup éclairés par les reflets rouges de la pipe étincelaient dans la pénombre. Ses dents effilées brillaient blanches comme la soie. L’homme comprit qu’effectivement cet animal avait tout de l’être humain. Il sentit que c’était cela qu’il lui fallait fuir. Fuir l’avidité, la haine déguisée, le mensonge et la cupidité. Une semaine pour être autre ! Une semaine pour souffler. Pourquoi pas ?
“-Alors ? Qu’est-ce que t’en dis
?
-C’est curieux mais...
-Faisons l’échange tout de
suite...
-Tout de suite ?”
Le loup posa ses pattes velues
sur les mains de l’homme et émit un son grave et monocorde. Des vibrations
résonnèrent en l’homme et une énergie circula dans tout son corps. En une
seconde, il se sentit décoller doucement de lui-même et put, à sa grande
surprise, contempler la scène de l’extérieur...
C’était la première fois qu’il
se voyait ainsi ! Il brillait d’une lueur intense, profondément blanche. Il
était vapeur, lumière pure flottant sans pesanteur, libre de toute contrainte.
Il aperçut alors, s’évaporant du loup, une lueur jaunâtre qui se dirigea
promptement vers le corps de l’homme. Elle s’y engouffra et l’homme dégagea
brusquement ses mains des pattes du loup. À cet instant, il eut un doute. Puis
il descendit progressivement vers le loup et comme ça à s’y installer. Avec
beaucoup de difficultés, il tenta d’actionner les différents membres. Dans un
premier temps la tête, puis le cou, les pattes et enfin la queue... Bizarre
tout cela... Il se sentait gauche et déstructuré.
Pendant ce temps, l’homme avait
déjà sorti le portefeuille de la veste et comptait fébrilement les billets. Il
inspecta une à une toutes les cartes bancaires, le carnet de chèques puis
regarda curieusement le stylo-plume. Il fouilla dans les poches, en sortit
quelques pièces et des clefs de voiture.
“-Putain ! Une Mercédès... Ben
mon vieux, tu ne t’emmerdes pas... Au fait, je fais quoi comme métier ?”
Le loup eut beaucoup de mal à
faire fonctionner sa mâchoire et ses cordes vocales.
“-Ar-chi-tec-te.
-Au poil... Oh excuse-moi mon
vieux... Bon c’est pas le tout mon loulou mais je n’ai pas de temps à perdre
moi ! Je rentre. Rendez-vous ici même à la nuit tombée dans une semaine ! Pigé,
compris ? Je compte absolument sur toi. Salut, je file.”
Et l’homme s’éclipsa en faisant
des bonds.
L’animal resta immobile, groggy.
Un nuage acheva la faible clarté de la lune et il s’aperçut qu’il y voyait très
bien. C’est alors qu’une de ses oreilles le démangea. Dire le temps qu’il mit
pour actionner la bonne patte en direction de la bonne oreille ne suffirait pas
à décrire la maladresse du loup.
Le geste machinal du loup qui se gratte n’était pas pour ce soir-là et cela était d’autant plus regrettable qu’il réalisa qu’il était couvert de puces... Ses premiers déplacements furent hasardeux, le synchronisme délicat. Quatre pattes, c’est beaucoup. Lorsqu’il assura quelques pas relativement corrects, il prit conscience soudainement qu’il ne savait pas où se trouvait sa tanière. Il eut le sentiment désagréable d’avoir fait les choses à la va-vite, d’avoir agi sur un instant de désespoir, de colère et de duperie mêlés... Lui, qui était si prévoyant et réfléchi ! Il en sourit intérieurement et se mit à trotter. Cette légèreté soudaine tranchant avec la lourdeur vécue quelques secondes auparavant le ravit. Il arriva, sourire aux babines, sans réfléchir devant un trou bien camouflé sous un fourré et y entra.
“-C’est donc cela le flair ?”
À l’intérieur, il déchanta. Une forte odeur, bien qu’elle fut sienne, s’y dégageait. Des restes épars de menus passés lui soulevèrent le coeur. Après un peu de rangement, il finit par trouver, au fond de la tanière, un espace plus accueillant. Il se surprit à faire plusieurs fois le tour sur lui-même puis se coucha en boule, la tête sur ses pattes arrières. Sa longue queue frappa plusieurs fois le sol. Et dans une sorte de joie intense et incontrôlée, il sombra dans un sommeil de plomb...
Les journées qui suivirent lui
parurent agréables. Toutes ces expérimentations nouvelles, toutes ces situations
familières qui lui étaient étrangères à travers ce corps nouveau lui
apportèrent une joie de vivre. Et si la première mouche gobée au vol, sans
réfléchir, le plongea dans un fou-rire intérieur, il apprit, petit à petit, à
maîtriser le rapport entre sa lucidité humaine et son corps de loup. Il était
heureux de profiter, en pleine conscience, d’un comportement animal. Il
découvrait en fait le spontané, la prise directe avec son propre espace, la
place calculée que l’on occupe dans un monde naturel. Le moindre mouvement
était source de bien-être, de jeu. Il était loup, mais loup conscient.
Efficace, agile, réfléchi et solitaire. Ce qui le surprenait le plus c’était
cette capacité qu’il avait encore à jouer... À son âge, jouer... Lui qui
n’avait plus le goût à rien ! En fait, cela occupait les trois-quarts de son
temps. Il courait, sautait, bondissait, se roulait sur le dos, s’ébrouait...
Chassait les libellules, les mulots, les lapins et même les chauve-souris, la
nuit, lorsqu’elles descendaient suffisamment bas.
Et c’est en jouant qu’un soir,
il se remémora les paroles de l’homme : “Rendez-vous dans une semaine”. Bien
qu’il n’eut pas de montre, il lui sembla brusquement que c’était l’heure, que
le temps était venu de retourner près de l’étang pour convenir de la suite.
Pour lui, c’était clair, il resterait ici. Mais pour l’homme qu’en serait-il ?
Tout en trottinant, le loup répétait d’une voix qui se voulait la plus
convaincante possible, les mots, les arguments qui feraient qu’il insisterait
pour rester loup.
Lorsqu’il arriva près du tronc,
l’homme était déjà là. Il se tenait debout, tout vêtu de blanc, une main contre
un tronc d’arbre, l’autre dans la poche. Son visage semblait fermé mais ses
yeux luisaient toujours.
“Bon sang, pensa le loup, quelle
tristesse...”
Il prit cependant les devants et
lança à l’homme du mieux qu’il put :
“-Alors, comment te sens-tu dans
cette vie d’homme et qu’elles en sont les nouvelles ?
-Les nouvelles sont au nombre de
deux, répondit froidement l’homme. Une bonne et une mauvaise... Je commence par
la bonne : ton boulot m’enchante, ta petite amie est revenue et c’est le grand
amour. Elle te trouve changé et je lui plais beaucoup...
-Finalement, cela ne m’étonne
pas, fit le loup. Et la mauvaise ?”
Le visage de l’homme s’épanouit. Ses yeux brillaient de tous leurs éclats. Il sortit de sa poche une arme à feu et la pointa en direction de l’animal.
Le
loup s’immobilisa.
La
partie animale voulut sauter dans le fourré situé à sa droite
mais la conscience de l’homme resta pétrifiée...